Ecrit de recherche : l’accompagnement des personnes atteintes de…

ARPENTER LES SENTIERS D’UNE PRESENCE PERDUE - L’existence à l’épreuve de la maladie d’Alzheimer

" Arpenter les sentiers d’une présence perdue " ! Un titre d’article qui peut paraître pessimiste. Mais aussi terrible puisse-t’il paraître, à un stade avancé de la maladie d’Alzheimer (MA), le terrain semble en effet laissé en friche !

D’ailleurs, qu’est-ce donc la présence ? On le sait, les questions les plus simples sont souvent les plus délicates.

Il s’agira ici de penser la dimension basale du rapport au monde des personnes atteintes de la MA. Qu’ont-elles à nous apprendre à ce sujet ? Comment les accompagner ? Que faut-il mettre au travail avec elles, dans les espaces qui les accueillent, dans ces lieux où le temps semble ne pas être vécu de la même manière ?

Autant de questions qui tenteront de trouver ici quelques réponses.

 

  1. REVUE DE LA QUESTION :

 

Je propose de commencer par décrire différents points de vue épistémologiques qui ont théorisé à propos de la MA pour ensuite faire émerger la dimension du travail dans laquelle il s’agit de s’engager.

 

  • ETIOLOGIE DE LA MA :

 

  1. Le point de vue médical :

 

La MA peut se définir par la présence associée de deux types de lésions : les plaques séniles correspondent à des lésions extracellulaires et sont composées de substances amyloïdes entourées de terminaisons nerveuses en cours de dégénérescence. Elles sont présentes en petit nombre dans le cerveau des personnes âgées et en grand nombre dans celui des personnes atteintes de la MA. Il faut ajouter à cela des dégénérescences neurofibrillaires correspondant à une lésion intraneuronale faite de protéine tau. Celles-ci vont se diffuser dans la région hypocampique du cerveau puis dans le cortex associatif et le noyau basal de Meynert. Ces atteintes provoquent des déficits catastrophiques des capacités mémorielles, cognitives et des pertes du langage. Cependant, comme le souligne Anne-Claude Juillerat Van der Linden :

 

 « D’une part, on constate des modifications dans des régions du cerveau très variables d’une personne à l’autre, et pas nécessairement dans certaines régions telles que l’hippocampe. D’autre part, quand on examine le cerveau de personnes décédées et qui ont été diagnostiquées malades d’Alzheimer de leur vivant, on ne constate pas uniquement des anomalies considérées comme typiques de cette maladie [...]. On peut également observer dans le cerveau de certaines personnes âgées qui ne présentaient pas de leur vivant de difficultés cognitives importantes un taux important d’anomalies pourtant considérées comme caractéristiques de la maladie » (Juillerat-Van der Linden, 2012, p.129-130).

 

  1. Le D.S.M :

 

Jean Maisondieu remarque que la MA est entendue comme une maladie dégénérative et une démence sénile. A l’époque de ses articles sur le sujet, il précisait que son diagnostic se faisait selon les critères du NINCDS-ADRDA, du CIM-10 et du DSM IV. Ce dernier voit dans les démences « un déficit cognitif qui comporte une altération de la mémoire et au moins l'une des perturbations cognitives suivantes : aphasie, apraxie, agnosie ou perturbation des fonctions exécutives » étant précisé que « les déficits cognitifs doivent être suffisamment clairs pour entraîner une altération significative du fonctionnement professionnel ou social et doivent représenter un déclin par rapport au niveau du fonctionnement antérieur » (Maisondieu, 2012, p.46). Ainsi, Maisondieu s’interrogeait sur la question : Où est cette « impression d’extranéité », ce sentiment d’être étranger à soi-même qui n’apparaît d’ailleurs pas non plus dans le DSM V.

 

  1. La pensée psychanalytique :

 

Pour Ploton, il n’est pas seulement question d’atteintes organiques ou de maladies dégénératives. La MA est pensée en terme de compromis, comme mécanisme de défense trouvé, faute de mieux, pour parvenir malgré tout à gérer la distance à autrui. En effet, l’incapacité des personnes atteintes de la MA à mettre des mots ou des pensées sur leurs émotions les prive d’une souplesse dans la relation. Ainsi, « ils doivent contrôler la relation par différents moyens dont le recours à des modes de neutralisation de la capacité de penser d’autrui. » (Ploton, 2009, p.77).

Mais l'étude clinique des personnes atteintes de la MA permet aussi à Ploton de considérer le fonctionnement psychique comme reposant sur l'intrication et l'interpénétration de l'appareil cognitif (plan qui est particulièrement attaqué par la MA et qui correspond aux opérations mentales), de l'appareil subjectif (par lequel nous donnons du sens et qui correspond à l’appareil psychique de Freud), de l'appareil affectif (mémoire affective, implicite et non déclarative) et de l'appareil psycho-biologique (tout ce qui participe des régulations biologiques et à la préservation de la vie). Aussi, le contenu de chacun de ces plans peut modeler, accompagner voire compenser le fonctionnement des autres. 

Dans la MA, Ploton constate comment l'appareil affectif est étonnamment bien conservé. Celui-ci n’offre pas la possibilité de se rappeler d’une expérience précise mais garde une trace de ses qualités affectives. Cette couche de la mémoire sollicite la personne dans une disponibilité pré-représentationnelle et pré-verbale de son rapport aux choses et aux évènements. Elle permet « l'accordage affectif » dont a parlé Daniel Stern. Ploton décrit ce dernier comme permettant de « percevoir intuitivement et de mobiliser les matrices affectives de pensées similaires chez les interlocuteurs en présence [… qui se font alors] points de rencontre ou de résonance ponctuelle entre les interlocuteurs concernés » (Ploton, 2012, p27). Il est à noter que Daniel Stern décrit cet accordage comme amodal c'est-à-dire comme asymétrique, mais quoi qu’il en soit, c’est dire qu’une communication implicite est possible avec les personnes atteintes de la MA.

 

  1. La pensée phénoménologique :

 

David le Breton, anthropologue très au fait de la pensée phénoménologique Merleau Pontienne, considère la MA comme l’intrication d’une atteinte organique et de la personnalité. Elles sont symptomatiques du phénomène de « blancheur » qu’il décrit comme une « disparition de soi ». Ce phénomène renvoie à une déprise de l’existence, d’en assumer le poids de devenir. La MA correspond alors au vécu d’un instant figé, à une enclave du temps et à une « fermeture à l’évènement » (Le Breton, 2015, p 25). Il s’agit là d’un véritablement enlisement en soi même. Cela induit une disparition progressive du sentiment de continuité de soi que Jeanine Chamond entend comme « la structure processuelle de l’être […]. Elle intègre ce qui change et comment il change, dans la fluidité du mouvement de devenir » (Chamond, 1999, p.245).

Jean Vion-Dury propose lui, en s’appuyant sur les premières élaborations d’Arthur Tatossian, de regrouper les différents types de démence sous une nouvelle forme manquée de la présence à rajouter aux trois premières originellement décrites par Binswanger (présomption, distorsion et maniérisme). Celles-ci sont entendues comme des « modes de l’échec – de l’insuccès - de la présence humaine » (Binswanger, 2002, p.20). Dans le cas des MA, Vion-Dury décrit une présence manquée qui est celle du « double estompement ». En effet, « le Dasein (que Maldiney traduit par présence) [...] se rétrécit pour en définitive presque se rétracter […]. Le dément s’estompe factivement  du monde-des-autres, des objets et en fait tout simplement du Monde-de-la-Vie » (Vion-Dury, 2012, p.38). Aussi l’auteur constate qu’est vécue une perte de la conscience réflexive, conscience de soi. Cependant, la conscience n’est pas que conscience d’être conscient. Elle est aussi constituée d'une conscience dite pré-réflexive qui est pré-représentationnelle et pré-conceptuelle. Elle réfère à une disponibilité immédiate et sensible de l’expérience humaine et nous sommes donc en droit de faire des liens avec la mémoire affective décrite précédemment par Ploton.

Ainsi, Vion-Dury reprend à Tatossian l’idée d’une « hyperesthésie » de cette seconde couche de la conscience car la première n’est plus en état de mettre à distance l'expérience vécue. La conscience pré-réflexive « fait vivre au dément le monde sur un mode principalement affectif (pathique), sans aucune régulation de mise à distance des affects [… faisant de lui] un écorché vif dans le monde phénoménal.» (Vion-Dury, 2012, p.32). Nous comprenons dès lors l’extrême sensibilité du dément aux fluctuations de l’environnement ainsi qu’à sa qualité.

Quoi qu’il en soit, avec Vion-Dury apparaît l’idée d’une conscience pré-réflexive qui constitue le socle d’un rapport premier au monde et qu’il s’agit de désencombrer, de désentraver. Le travail consiste alors à s’engager dans la rencontre à partir de cette hyper sensibilité vécue comme un « chaos primordial » et ce, afin de raviver la présence estompée de la personne. Travail qui se réalise hors représentation, dans une intelligence immédiate, sensible et spontanée, là où le phénomène de blancheur avait enlisé l’existence.

 

  • UN MONDE SENSIBLE

 

  1. La dimension sensible de l’existence :

 

Cette dimension est celle que Erwin Straus a défini sous le terme de pathique qui réfère à la dimension du sentir, elle même intriquée au se mouvoir, c'est-à-dire à un être capable de sentir la manière dont il a à s’orienter, s’approcher, s’éloigner dans sa rencontre avec le monde. Mais que l’on ne s’y trompe pas, le se mouvoir d’Erwin Straus n’est pas encore le mouvement. Il le précède et irrigue chacun d’eux.

Aussi, Straus définit le pathique comme « communication immédiate et sensible que nous avons avec les choses sur base de leur mode de donation sensible et changeant » (Straus, 1992, p.23). Toute rencontre que nous faisons avec les choses et le monde transite originairement par cette dimension de l’existence. Elle réfère à une certaine disponibilité à endurer les qualités qui dessinent une manière propre à chacun d’être au monde. Il ne s’agit pas là d’une façon de se représenter le monde, le réel, après coup, mais bien plutôt d’une manière propre à chacun d’habiter « une communication symbiotique avec les choses » (Maldiney, 2007, p.80) et ce, dans l’ici et maintenant. Le pathique renvoie à la dimension basale de l’existence dans laquelle résonne et se fait jour un sentir qui n’est ni de l’ordre du connaitre, ni de l’ordre du percevoir. Il ne correspond pas à quelque chose sur lequel nous avons prise, à quelque chose que l’on attrape et sur lequel nous avons autorité. Il est intriqué, comme nous l’avons dit, à un se mouvoir comme en atteste la thèse de Straus selon laquelle « la distance est la forme spatio-temporelle du sentir » (Straus, 2000, p.451). Cette distance n’est pas mesurable ni objective mais résulte bien plutôt de la mise en tension réciproque de deux pôles éprouvés inséparablement et représentés par l’« ici » et le « là ». L’ici, est le proche, le familier. Le là correspond à l’éloigné ou « ce qui se trouve loin de mon atteinte ou ce qui se trouve refusé à mon désir » (Straus, 2000, p.454). De sorte que la thèse de Straus n’est pas à entendre comme une expérience qui met à distance. Bien plutôt, c’est par elle qu’est vécue l’éveil, la venue à soi de la tonalité du monde qui m’entoure et me traverse. Dans le sentir, dans la mise en tension d’un « ici » et d’un « là », je suis concerné par une altérité qui s’impose à moi par atmosphérisation. Je la hume. Elle est en et hors moi. Je la touche sans jamais l’attraper. Habiter l’espace du sentir, c’est être au centre d’un monde dont je ne suis pas séparé, avec lequel je deviens et qui fait du moment présent, un présent qui tend protensivement vers le futur. Dans ce présent, le corps s’engage par un mouvement sentant dans la rencontre avec le monde, dans l’espace du sentir qui jamais n’épuise l’horizon qu’il ouvre et ne fait que le déplacer. Cependant, Straus note que « dans la maladie et dans la fatigue, ce qui serait proche à l’état normal recule dans l’éloignement » (Straus, 2000, p.455) atrophiant ainsi le désir qu’engage tout sentir et la tension vers un devenir qui va avec.

Nous comprenons que la distance dont il s’agit ici révèle une possibilité d’habiter le monde de manière pré-représentationnelle et pré-verbale. 

 

  1. La dimension pré-verbale dans la MA :

 

Si dans le secteur protégé de ce stage, une majorité de personne n’ont plus accès à la parole, que parfois même la prosodie fait défaut et que, pour ceux qui parlent encore, celle-ci est mise en grande difficulté, il est pourtant révélé la prégnance d’une communication non verbale. Loris Tamara Schiaratura rappelle même qu’il pourrait y avoir une compensation entre les registres verbaux et non verbaux de la communication dans la MA. C’est dire que les personnes atteintes ne sont pas en impossibilité d’être-avec. En effet, les gestes, les postures, les expressions faciales et le contact visuel demeurent voire se densifient. Ils réfèrent à une couche primordiale de la communication, à « une mise en corps du langage », (Vion-Dury, 2012, p.98) qui met en lumière le primat du geste et de l’attitude corporelle dans la communication et dans la manière de rencontrer l’autre.

Aussi, Loris Tamara Schiaratura propose de rétablir « une communication empathique » avec les personnes atteintes de la MA. Cette communication est entendue comme pré-verbale et le terme d’empathie comme « convergence émotionnelle […],  coordination interpersonnelle qui peut être influencée par des facteurs situationnels et sociaux » (Tamara Schiaratura, 2008, p.186). S’il faut bien dire que cet auteur est chercheur en psychologie sociale, nous repérons cependant que le terme d’empathie traduit celui allemand d’Einfühlung dont le prefixe « Ein » signifie « dans ». Paul Jonckheere définit ce terme comme « la capacité de sentir et de vivre en soi, vécu et souffrance psychique du sujet dans leur existentialité. » (Jonckheere, 2009, p.66). Si par l’Einfühlung nous comprenons l’autre, il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’une compréhension qui ouvre à un savoir mais sur une compréhension primordiale et participative. L’Einfühlung est participation. Elle est un mode d’être avec par lequel nous ressentons les qualités pathiques du monde de l’autre. Par ce biais, il se sent accompagné, reçu, soulagé, porté et l’Einfühlung est ainsi le moyen par lequel on peut aller à la rencontre des formes manquées de la présence humaine. D’ailleurs, Binswanger voyait dans le thérapeute un guide de haute montagne capable d’aller à leur rencontre. Aussi, il faut noter que, s’appuyant sur Worringer, Maldiney parle « des arts de l’Einfülhung » (Maldiney, 1986, p.84). Ils relèvent de l’homme qui « se perd » et « s’y retrouve » dans sa création. Rencontre et création ont bien des traits communs et nous commençons à sentir le travail à réaliser dans le cas du double estompement du Dasein que présente la MA.

 

  • VERS QUEL TRAVAIL THERAPEUTIQUE ?

 

  1. De la présence… :

 

La dimension pathique de l’existence est celle qui oriente notre présence au monde, présence qui est un mode particulier de disponibilité et d’ouverture. Aussi, Maldiney n’a de cesse de rappeler l’étymologie du mot présence qui vient de praesens et qui signifie « à l’avant de soi », dans la continuité avec soi ou qui suit instantanément. Nous pouvons faire apparaître l’importance de cette nuance en opposant la préposition prae à celle de proe. Cette dernière signifie, comme le rappelle Emile Benveniste, « en avant de » un objet ou une position initiale avec laquelle est marquée un mouvement de séparation. Si proe renvoie donc à l’idée d’une séparation, prae renvoie à celle d’une continuité sur le plan spatial et temporel. La présence renvoie alors à une qualité d’expérience dans laquelle nous vivons, dans l’immédiateté, un rapport pathique au monde. Là, nous sommes saisis, et cela, contrairement à l’expérience objectivante par laquelle nous saisissons.

Enfin, Daniel Sibony écrit : « Etre présent c’est rendre présent l’être » (Sibony, 2003, p.7). L’être dont il s’agit ici n’est pas un être supérieur et fini mais est plutôt issu d’une sorte de puits dont le fond nourricier engage les germes de tout ce qui est toujours à devenir.

Accompagner les personnes dans le vécu de la MA, c’est donc mettre au travail la possibilité d’une présence, qu’elles tendent à l’avant d’elles-mêmes, qu’elles refassent l’expérience d’un vivre qui résonne à l’unisson avec les choses et le monde. En effet, l’espace charnel de la présence s’incarne dans un nous ou, pour le dire autrement, dans un moi avec les matières hylétiques du monde. La notion de Gestaltung aide à penser ce phénomène.

 

  1. ... A la Gestaltung

                                                                                  

La Gestaltung, est un terme allemand qui signifie forme en formation et le suffixe « Ung » du mot marque l’idée d’une transformation, d’un mouvement, d’un certain dynamisme par lequel nous devenons. En effet, pour Weizsaecker, la Gestaltung est la forme dynamique que recouvre la perpétuation du « cycle de la structure » (Weizsaecker, 1958, p.185) duquel  s’origine constamment un sujet. Ce dernier est défini tout à la fois en dehors de toute conscience réflexive, dans un lien vivant et inobjectivable à un « fond vital », ainsi que comme lieu où se rencontrent constamment l'organisme et l’Umwelt, terme allemand qui signifie milieu, dont le préfixe « Um » possède un triple sens rappelle Maldiney : « l’enveloppement, être en vue de et échange, comme l’espace maternel dans la phase de l’adualisme » (Maldiney, 1986, p.85). Nous trouvons là la dimension du contact décrite par ce dernier en tant qu’elle propulse l’être à l’avant de lui-même. En effet, par le contact, nous faisons l’expérience sensible d’habiter la résonnance de ce que l’on touche et par quoi l’on est touché. Ainsi, le contact révèle « l’intouchable du toucher » (Maldiney, 2007, p.138) et augure une frontière bilatérale, séparatrice et joignante, à laquelle nous sommes convoqués par l’enveloppement et le détachement, dans un mouvement centrifuge et centripète. De ce contact primordial est issu un état de crise perpétuel que l’organisme parvient à dépasser grâce à l’intrication du mouvement et de ce Weizsaecker nomme perception mais qui, en fin de compte, réfère plutôt au sentir de Straus. C’est le niveau d’observation de Weizsaecker qui l’a poussé à parler de perception mais la rencontre à laquelle il fait référence suppose un agir, une adaptation sensible et immédiate dont est ensuite emprunt les éléments perçus. Il n’est pas ici question de relation d’objet mais du devenir d’une forme qui parvient à rester en formation.

Ainsi, l’existence oblige à assumer les transformations qui s’imposent pour conserver « l’unité », « la cohérence » de l’organisme et de l’Umwelt. Cela est rendu possible par le contact originaire qu’est celui de cette rencontre qui, pour ce faire, engage la dimension pathique de l’existence. Ce dont il s’agit, c’est d’établir un « commerce » (Umgang) avec le monde. Celui-ci génère des « fluctuations pathiques » (Weizsaecker, 2011, p.52) qui engagent la forme à rester en formation. Nous comprenons que la rencontre dont il s’agit ici n’est ni une rencontre de surface, ni d’apparence. Elle convoque l’être dans l’ici et le maintenant d’une rencontre avec le monde qui l’affecte et le contraint à toujours rester en devenir, dans un engendrement perpétuel. 

Autant dire que c’est ce commerce qui tout à la fois manque et est mis en difficulté dans la MA. Commerce entendu comme socle originaire de la rencontre par lequel transit et fluctue la valeur rythmique des échanges avec le monde. Car en effet, rythme et Gestaltung sont un. Le premier est le flux du deuxième, l’essence par laquelle est rendue possible la perpétuation du cycle de la structure, la naissance du monde à chaque moment donné.

 

  1. … En passant par le rythme dans la MA :

 

 Pour Jeanine Chamond, dans le vécu de la MA, nous sommes « dans un "ici" obligé, parce qu'il n'est plus référé à un "là-bas" potentiel » (Chamond, 2000, p.28). En effet, le liant manquant qui permet de faire exister tout à la fois les deux pôles et d’en habiter la tension, c’est justement le rythme. Il est la manière inobjectivable par laquelle est arpenté l’espace du sentir, dans le sentir, par le sentir. Il réfère à, si j’ose dire, l’énergie par laquelle sont mis en tension les pôles opposés des mouvements de l’âme et permet leur articulation. Cette alternance et la modulation de sa tension sont à la base du style de chacun, c'est-à-dire d’une certaine manière de savoir y faire, d’une certaine manière d’être-avec, d’une certaine manière d’être en réception/émission vis-à-vis des choses et du monde. Le rythme est la manière, la signature singulière d’une intelligence immédiate qui habite l’espace du sentir. C’est par son biais qu’est rendue possible une mise en forme vivante de l’expérience vécue permettant ainsi les transformations que suppose toute Gestaltung. Le rythme est l’opérateur d’une continuité par-delà les discontinuités de l’existence, faisant du présent un présent protensif, de l’espace un espace toujours en création et devenant ainsi le vecteur d’un sentiment de permanence.

Maldiney a mis en lumière la valeur rythmique et spatialisante de l’art et plus particulièrement des créations picturales. L’art est alors entendu par lui comme paradigmatique de l’existence et donc de la Gestaltung. A propos de la peinture, il écrit « La forme esthétique-artistique est le lieu de la rencontre d’elle-même et de l’espace qu’elle instaure à l’avant de soi, pour s’y produire plus avant. Elle est ouverture à l’espace et ouverture de l’espace. Elle l’habite et il la hante. C’est là le cercle de la forme » (Maldiney, 1986, p.15). En effet, pour Maldiney, le rapport rythmique qui unit l’organisme et l’Umwelt est celui qui unit rythmiquement la forme au fond. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la surrection de la forme n’est pas séparable du fond à partir duquel elle s’instaure. La forme se meut de cette compénétration perpétuelle de l’un et de l’autre. Elle engage un style, une manière d’y faire avec les couleurs, les contrastes, les jeux d’espacements, de rapprochements de chaque touche de pinceau... A nouveau, rencontre et art ont bien des traits communs. Ici, ceux d’une présence convoquée pour perpétuer une Gestaltung rendue possible par le rythme qui l’habite.

Marcelli, lui, met en lumière la dimension temporalisante du rythme. Pour lui, ce dernier permet la subjectivation des nourrissons qui est elle même rendue possible grâce à un mélange de mêmeté et de décalages induits par la mère. Le rythme est alors le liant de discontinuités temporelles qui émergent au travers du vécu d’expériences dans lesquelles se mêlent autant familiarité, que différence et surprise. Il relève d’un mélange de « macrorythmes », éléments continus, répétitifs, anticipables, et de « microrythmes », qui sont de l’ordre de l’aléatoire, de l’incertain et du changement. Les deux formants « un flux qui est l’essence même du rythme » (Marcelli, 2007, p.127).

Kristina Herlant-Hémar et Rosa Caron notent la possibilité encore présente chez les personnes atteintes de la MA d’entretenir un macrorythme afin de tenter de sauvegarder quelque chose d’une puissance de liaison dans les discontinuités vécues. Ces macrorythmes se traduisent par des cris répétés, des accrochages dans un regard fixe, des gestes stéréotypés, des agrippements, des positions de retrait. Quant au microrythme il est, selon elles, rendu impossible à cause d’une mémoire défaillante qui ne permet pas au sujet d’inscrire les évènements dans une continuité. Aussi, pour regagner chez ces personnes tout de même quelque chose d’un sentiment de sécurité, elles proposent de « retrouver une ligne de base continue […], et de passer du rythme, dans ce qu’il comprend de variations, à de véritables rythmicités relationnelles » (Herlant-Hémar & Caron, 2012, p.235). Ce dont il s’agit ici, c’est de retirer le microrythme au rythme.

Pourtant, ces propos peuvent être nuancés grâce aux apports de Vion-Dury avec l’idée d’une mémoire pré-réflexive hypersensible et de Ploton avec celle d’une mémoire implicite conservée. L’introduction de microrythmes, de décalages, d’attentes, sur fond de continuité dans la MA ne peuvent pas être considérés uniquement comme caducs. Elle se montre juste atrophiée par la MA, et ce, parfois jusqu’à l’extrême. Ploton va d’ailleurs jusqu’à parler d’un « potentiel de penser » (Ploton, 2012, p.27) que la personne démente peut recontacter par le biais du travail thérapeutique, c’est à dire, rappelons le, au travers d’un accordage rythmique qui se joue dans la rencontre accompagnant/accompagné. Nous pouvons alors parler d’un commerce (Umgang) ou accordage auquel la personne atteinte de la MA est toujours en possibilité d’être ouverte et sensible. Ils renvoient au rythme de l’accompagnant, à la texture de sa présence, à son style présentiel, à sa propre manière d’être en contact, à sa propre manière d’être-avec. Il s’agit dès lors d’entretenir et de cultiver l’expérience vécue d’une intelligence immédiate, pré-représentationnelle, sensible, pathique, de revenir à ce jeu rythmique du même et du diffèrent quoi qu’en administrant ce qui est autre avec beaucoup d’attention afin de ne rien brusquer.

 

  • EN GUISE DE CONCLUSION :

 

La pensée des auteurs abordés précédemment autour des différentes façons de comprendre la MA nous a permis de faire apparaitre qu’au delà de la mise à mal les capacités cognitives et mémorielles, c’est la dimension sensible de l’existence qui se voit largement entravée. Celle-ci a été décrite dans toute sa dimension pré-réflexive comme tout à la fois mise en grande difficulté et comme potentialité de travail.

 

Nous finissons donc par conclure que la possibilité d’exister ne dépend pas (que) de capacité mémorielles et cognitives. Elle relève d’abord d’une capacité d’être présent à, dans l’ici et maintenant, qui relève elle-même d’une mémoire affective, pré-réflexive, pré-représentative. C’est à partir de là qu’est rendu possible la mise au travail de l’enlisement et de la disparition de soi que représente la MA. Si le passé ne peut plus être convoqué sous forme de souvenir, si la parole fait défaut, si le Dasein est en voie d’estompement, si l’existence s’enlise, une Gestaltung ou, pour le dire autrement, un commerce rythmique sollicitant les personnes en présence dans leur manière d’être avec, est toujours possible. Aussi une pratique artistique sensible et/ou l’intervenant, par le déploiement de sa propre présence, peuvent être vecteurs de l’émergence de la présence de l’autre, d’un apaisement de l’hypersensibilité envahissant l’existence de la personne atteinte par la MA.

 

Si une capacité d’exister est toujours à cultiver auprès des personnes atteintes de la MA, pour autant, la maladie reste dégénérative et les moments de reviviscence apparaissent comme des éclats, des percées désenlisantes, des moments furtifs de réapparition de soi pour le dire dans le champ lexicale de David le Breton. Voilà pourquoi ces moments ont toujours quelque chose de lumineux. Leur intensité contraste avec leur simplicité, leur dépouillement. La difficulté à se mouvoir, les douleurs, les handicaps, les pertes du langage… imposent de se dénuder de tout mouvement superflu et trouvent alors une issue dans le recueillement de l’infime. En cela, l’expérience est belle et enseignante car il n’est pas laissé d’autres choix que de trouver les plus grands moments de transcendance dans les évènements les plus ténus. Dans mes experiences d’acompagnenement des personnes atteintes de la MA, en marchant avec eux sur les fines rives de la transcendance, ils m’ont probablement fait éprouver à quel point les petits riens de la vie peuvent devenir les plus grands moments à « ex-ister » comme le dirait sûrement Maldiney.

Cet écrit fait ressortir, la manière dont il est possible d’habiter le temps qu’il reste à exister. Mais le destin de la MA reste tragique. De même, pour les familles, on parle de deuil blanc pour décrire un deuil impossible à faire, car à réaliser du vivant ! C’est dire que la MA engage dans son sillon quelque chose de funeste. Pour autant, la traversée de moments de densité d’existence n’est pas antagoniste avec cette issue certaine et tragique que connait la MA. Là, se donne à voir un moment de plein dépouillement. En suspend au dessus de tout, en deçà de rien, est vécu un moment d’évidence retrouvé qui se passe de mots. Ainsi, la MA force l’accompagnant à trouver la plus grande résonance dans le plus ténu des cris et met ainsi en lumière la qualité, et non la quantité, des points de résonance qu’offre la dimension sensible de l’existence. Ici, seule la justesse du cri compte, non la puissance de son émission.

 

Bibliographie

LIVRES :

  • Binswanger, L. (2002). Trois formes manquées de la présence humaine. Condé-sur-Noireau : le Cercle herméneutique.
  • de Saint-Exupery, A. (2000). Le Petit Prince. Luçon : Folio Junior.
  • Jonckheere, P. (2009). Psychiatrie phénoménologique. Tome 1. Concepts fondamentaux. Millau : le Cercle herméneutique.
  • Juillerat-Van der Linden, A-C. (2012). Penser autrement la maladie d’Alzheimer. In G, Arfeux-Vaucher & L, Ploton. Les démences au croisement des non-savoirs (pp. 127-140). Mayenne : Presses de l’EHESP.
  • Lacomblez, l & Mathieux-Laurent, f. (2003). Les démences du sujet âgé. Condé-sur-Noireau : Editions John Libbey Eurotext.
  • Le Breton, D. (2015). Disparaître de soi. Condé-sur-Noireau : Editions Métailié.
  • Maldiney, H. (1986). Art et existence. Langres : éditions Klincksieck.
  • Maldiney, H (2007). Penser l’homme et la folie. Monts : Editions Jérôme Million.
  • Pedinielli, J.L. & Fernandez, L. (2015). L’observation clinique et l’étude de cas. Clamecy : Armand Colin.
  • Ploton, L. (2012). Ce que nous enseignent les malades d’Alzheimer. In G, Arfeux-Vaucher & L, Ploton. Les démences au croisement des non-savoirs (pp.17-34). Mayenne : Presses de l’EHESP.
  • Straus, E. (1992). Les formes du spatial. In J.F. Courtine (Ed.). Figures de la subjectivité (pp.15-49). Paris : Editions du CNRS.
  • Straus, E. (2000). Du sens des sens. Fontenay-Le-Comte : Editions Jérôme Million.
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